Ceux qui travaillent

Auteur : Antoine Russbach, né en 1984, est un scénariste et réalisateur suisse. Il est l’auteur de deux courts métrages, Les bons garçons (2010) en tant que réalisateur et Complices (2016) en tant que scénariste. Ceux qui travaillent est son premier long métrage. 

Résumé : Frank est cadre supérieur dans une grande compagnie de fret maritime. Alors qu’il doit faire face à une situation de crise à bord d’un cargo, il prend – seul et dans l’urgence – une décision très contestable qui lui coûte son poste. Trahi par un système auquel il a tout donné, désemparé, se remettra-t-il en question ?

Analyse : C’est un premier film, intelligent, fin, original, puissant et implacable sur le monde du travail que nous offre le genevois Antoine Russbach. Un film social dans lequel il n’y a pas les méchants et les gentils, ces derniers étant forcément des victimes héroïques. Le réalisateur a su éviter cet écueil que même de grands cinéastes n’arrivent pas à dépasser, comme Ken Loach dans certains films. Frank n’est pas victime du système qui l’a broyé car il en a été un rouage zélé. C’est un personnage complexe. Parti de rien, né dans un milieu très modeste, il a appris que seule la force et le travail pouvaient lui permettre d’avoir une vie meilleure. Taciturne, arrogant, peu attentif aux autres, il a tout sacrifié à ce travail, sa famille, sa vie même, réglée comme une horloge, premier arrivé dernier parti, sans se poser de questions. Il a été complice de cette course effrénée à la compétitivité, dans une mondialisation où la circulation des marchandises est une source de profits vertigineuse. Il s’est tellement identifié à ce travail qu’il a perdu son humanité, son âme, en prenant seul, sans trop y réfléchir, dans la peur de perdre une cargaison et les millions en jeu, une décision moralement et humainement inadmissible. Il a fait le sale boulot dont les dirigeants sont au fond très contents, mais qu’ils prennent comme prétexte, dans une moralité de façade, pour lui demander sa démission, la vraie raison étant qu’il est trop ancien et donc trop couteux à licencier. Le cynisme, l’amoralité, l’inhumanité sont les vertus cardinales de ce milieu pour lequel la vie d’un migrant ou d’un salarié ne pèse pas lourd face au risque d’une perte financière, milieu que dénonce avec subtilité le réalisateur. Doit-on plaindre Frank ? Non, mais pourtant, au fil de son parcours il finit par susciter, malgré nous, notre compassion. Il n’est quand même pas dénué de moralité. Après son licenciement il continue de partir tous les matins à son travail comme si de rien n’était, mais il ne tient pas longtemps car il est trop honnête, il ne sait pas mentir et fini par tout avouer à sa famille. Antoine Russbach nous laisse libres devant ce personnage ambivalent car il se garde de le juger. Il nous le présente au contraire comme un humain avec ses failles et ses faiblesses. La mise en scène serrée, maîtrisée, cerne au plus près Frank et donne le rythme au film ; une première partie dense et une seconde plus relâchée, au fil de ses états d’âme. La fin n’est toutefois pas très optimiste. Amputé de sa raison de vivre, Frank n’a d’autre choix que mourir ou accepter un autre job, tout aussi contestable que le précédent et pour lequel il se vend.

Ce film a de plus le mérite de nous faire prendre conscience de nos modes de consommation. Nous sommes les complices de ce système que nous dénonçons volontiers. Nous achetons des fruits exotiques qui nous parviennent après de longs voyages (qui contribuent grandement à la pollution de notre planète !), des fruits et légumes qui viennent d’ailleurs, bientôt de la viande qui viendra du Canada ou du Brésil. Et nous alimentons ce cycle infernal du commerce international … 

Notons la magistrale interprétation d’Olivier Gourmet, d’une grande justesse, qui par ses silences et ses retenues sait nous laisser percevoir cette personnalité tout d’un bloc qui peu à peu se fissure sous nos yeux. C’est certainement son plus beau rôle.

Le réalisateur nous annonce que ce long métrage est le premier volet d’une trilogie « articulée autour du modèle médiéval formé par le tiers état (Ceux qui travaillent), la noblesse (Ceux qui combattent) et le clergé (Ceux qui prient) ». Attendons la suite avec impatience.

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