Sorry We Missed You

Auteur : Ken Loach est un réalisateur scénariste de 83 ans. Connu comme cinéaste engagé il s’intéresse surtout aux laissés-pour-compte de la société et donne une voix à ceux qui ne l’ont pas. Auteur d’une quarantaine de films il est un habitué de la croisette avec quinze films sélectionnés. Il a reçu au total 14 prix dans les principaux festivals européens, dont : 2 palmes d’or pour Moi, Daniel Blake (2016) et Le vent se lève (2006), un Ours d’Honneur à la Berlinale (2014), Prix du jury pour La part des Anges (2012), Prix du jury œcuménique pour Looking for Eric (2009), Lion d’Or d’Honneur à la Mostra de Venise (1994), Prix du jury pour Raining Stones (1993) et Hidden Agenda (1990). Sorry We Missed You (d’après le petit mot que déposent les livreurs quand le client n’est pas chez lui) a été sélectionné au Festival de Cannes 2019.

Résumé : Ricky et Abby vivent à Newcastel avec leurs deux enfants. Ils galèrent dans leurs emplois. Elle est assistante à domicile et lui vient de décrocher un emploi de livreur. Son employeur lui offre de devenir indépendant, en passant par sa plateforme numérique, en achetant une camionnette. Mais ce nouveau marché du travail va avoir des répercussions désastreuses sur sa vie de famille. C’est cette plongée dans les dérives mortifères de notre monde du travail actuel que dénonce ce film.

Analyse : Ken Loach annonçait sa retraite il y a cinq ans. Mais sa faculté d’indignation devant les dérives sociales de notre monde actuel est telle qu’à 83 ans il reprend sa caméra pour dénoncer encore et toujours l’exploitation de la classe ouvrière en s’attaquant à un phénomène nouveau, la grande précarité du travail par l’« ubérisation ». Dans ce système il n’y a plus de salariés mais des autoentrepreneurs sans salaires fixes, rémunéré à la tâche, sans jours de repos, sans aucune protection élémentaire car ils doivent tout assumer, la maladie, les accidents, les vols, la casse. Avec son fidèle scénariste, Paul Laverty, il se bat sans faiblir contre ces dérives du capitalisme moderne, plus sauvage encore que ce que nous pouvions imaginer. Nous nous sommes battus en 68 contre la société de consommation sans imaginer que 40 ans plus tard nous assisterions à un tel détournement par un libéralisme triomphant des droits sociaux, chèrement acquis par les luttes de générations.  

Dans cette démonstration implacable le réalisateur filme la descente aux enfers, inéluctable, prévisible, monstrueuse, sans espoir, qui détermine la santé physique et mentale de l’individu qui la vit, l’équilibre de sa famille, le devenir de ses enfants. Un individu corvéable et tragiquement seul. Avec une froide subtilité, le patron, au moment de l’embauche, utilise une novlangue (langue officielle d’Océania, inventée par Georges Orwell pour son roman 1984 de 1949) qui donne du fil à retordre aux juristes actuels. On évite soigneusement le terme salarié pour n’utiliser que celui de « partenaire », on ne verse pas des salaires mais des « honoraires », le salarié n’est pas sous la dépendance de l’entreprise car il travaille « à son compte », il est son « propre patron », il n’effectue pas un travail mais « une mission ». Sous ce vocable trompeur se cache une exploitation féroce, sans merci de ces esclaves consentants des temps modernes. La vie de Ricky devient désespérante, un engrenage irrépressible vers la misère que Ken Loach nous montre sans concession et surtout sans la moindre parcelle d’espoir. La lourdeur de la démonstration sans nuances est égale à la violence subie. Pour acheter son camion Ricky s’est endetté, a vendu la voiture de sa femme qui, assistante de vie, doit prendre des transports en commun difficiles et aléatoires. Il subit des pénalités au moindre jour d’absence, même justifié par des raisons de santé ou de graves problèmes familiaux, s’il ne trouve pas un remplaçant. Il est soumis à des cadences infernales, il est à bout ; la famille en subit les conséquences et se désagrège : le fils ainé se révolte, sèche l’école et commet un petit vol. La cadette de treize ans se remet à faire pipi au lit. Pour couronner le tout il se fait agresser, voler sa marchandise et détruire son appareil destiné à bipper le code barre des colis qu’il doit livrer, qu’il doit rembourser 1000 livres. Dans la dernière scène, malgré l’opposition violente de sa famille, il part en sang à la suite de cette agression, pour travailler. Il y a toutefois dans ce film des passages de scènes familiales fortes et touchantes, pleines de tendresse, de chaleur, de complicité qui rendent la situation plus poignante encore. Un horizon désespérant, oppressant, que nous rappelle, inlassablement, ce magnifique combattant caméra au poing.         

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