Le traître (il traditore)

Auteur : Marco Bellocchio, né en 1939, réalisateur et scénariste italien, a fait ses études à l’Académie d’art dramatique de Milan et au Centre du Cinéma Expérimental. Dès son premier film, précurseur des mouvements sociaux de mai 68, Les poings dans les poches (Pugni in tasca, 1965), les critiques cinématographiques le remarquent. Il s’attaque aux symboles conformistes italiens et esquisse une œuvre politiquement engagée. Il continue dans cette direction et dénonce le rôle de la religion dans Au nom du père (Nel nome del padre, 1971) et La Marche triomphale (Marcia trionfale, 1976). Grâce au Saut dans le vide (Salto nel vuoto, 1980) Michel Piccoli et Anouk Aimée gagnent respectivement, au Festival de Cannes, les Prix du meilleur acteur et de la meilleure actrice. Il se tourne ensuite vers la réalisation de films plus subversifs. La projection du Diable au corps (Il diavolo in corpo, 1986), qui présente des scènes de sexe explicites, provoque un scandale à Cannes. Sa filmographie est très abondante (25 longs métrages) ; il y a toujours dans ses œuvres une étude de l’intime et une révolte sociale. Il a d’ailleurs été dans les années 60 militant d’extrême gauche et a fait un temps partie de l’Union des communistes italiens (marxistes-léninistes). Familier du festival de Cannes, son dernier film, Le Traître (Il traditore, 2019), était présenté dans la sélection officielle. 

Résumé : Nous sommes dans les années 80 et dans la mafia sicilienne ; la guerre entre les parrains est à son comble. Les règlements de comptes s’enchaînent et Tommaso Buscetta, caïd intraitable, est contraint de s’exiler avec sa famille au Brésil. Il sera cependant arrêté, extradé et consentira à rencontrer l’emblématique juge Falcone, trahissant le serment fait à Cosa Nostra. Ses révélations qui vont fortement mettre à mal la mafia, conduiront à des arrestations et à un gigantesque procès à Palerme en 1986-1987 (366 accusés !).

Analyse : Les films sur la mafia sont légions et les plus grands nous ont donné de très belles réalisations (Francis Ford Coppola, Martin Scorsese et les autres). Une œuvre de plus ? Pas exactement. C’est un très beau film également mais le thème principal n’est pas la mafia, plutôt l’image du mafieux repenti. Cette image intéresse Bellocchio à plus d’un titre. D’abord par ses traumatismes familiaux il a souvent fustigé la famille (Les poings dans les poches, 1965, Vincere 2009) ; par ailleurs il a toujours eu un regard critique sur les corps constitués, l’Église (Au nom du père, 1971, Le sourire de ma mère, 2002), l’armée (La marche triomphale, 1976), la presse (Viol en première page, 1973) et sur la politique, le gauchisme (Buongiorno, notte, 2003) ou le fascisme (Vincere). Dans Le Traître Bellocchio réalise une magnifique fresque sociale, politique et intimiste sur un monde en décomposition. Politique car à travers la mafia c’est le constat d’une société sans valeurs, fracturée, gangrenée par le crime et la corruption qu’il dresse. Les magnifiques scènes du procès sont éloquentes à cet égard. A côté d’un Tommaso Buscetta, drapé dans son honneur et sa conviction que la mafia actuelle est complètement dévoyée et ne respecte plus les codes qui étaient les siens, le cirque des mafieux en cage, vitupérant, vociférant, se livrant à des extravagances, sorte de comedia del arte ou de zoo. Des hommes qui n’ont que l’honneur à la bouche, mot qui cache, comme dans certaines îles de Méditerranée, toutes les crapuleries et les crimes d’une société malade. C’est par le biais de ce renégat que le réalisateur, loin de glorifier la mafia, en dénonce les aspects le plus sombres, les batailles d’ego qui se règlent dans le sang avec le sentiment souverain d’une totale impunité. Ce constat pessimiste et désabusé ne se limite pas à l’Italie. Le réalisateur filme les méthodes peu conventionnelles et assez expéditives de la police brésilienne. Aux États-Unis également il nous montre la fascination des armes par l’étalage dans un rayon de supermarché de toutes sortes de fusils d’assaut voisinant les produits de consommation courante.

A ces considérations se mêle un film intimiste. Les premières scènes nous font entrer dans une grande fête de famille dans un somptueux décor. Ce sont les capi de la mafia qui sont réunis, avec de belles accolades et des manifestations d’amitié, mais où l’on voit des couteaux dans les yeux et où l’on devine des armes dans les poches. Buscetta ne semble pas être vraiment à la fête. Il arpente les sales à la recherche de son fils. Et s’il devient le traître de la famille des mafieux en brisant l’omerta, c’est par une blessure intime, celle du meurtre de ses fils par ses anciens acolytes, commandité par le parrain des parrains, Toto Riina, le sanguinaire, « le fauve », et le remord de ne pas les avoir emmenés avec lui dans son exil brésilien. 

Par une magistrale et subtile mise en scène Bellocchio reste ce qu’il a toujours été, un cinéaste de l’intériorité. Il insiste sur les regards, ceux de Buscetta et des juges, ceux des mafieux en cage, regards parfois voilés d’une paire de lunette de soleil, mais que l’on devine et qui en disent plus long que des scènes explicites. Des moments de grande confiance chaleureuse dans les entretiens de Buscetta avec le juge Falcone, des moments d’intimité avec sa nouvelle famille, dans un décor brésilien idyllique, qui donnent une respiration à un sujet qui aurait pu paraitre aride.

Le cinéaste de 79 ans nous livre un drame puissant autour du portrait virtuose d’un ancien mafieux, remarquablement interprété par Pierfrancesco Favino au sommet de son talent. Un film oublié du dernier palmarès du festival de Cannes.

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