UNE AFFAIRE DE FAMILLE

Auteur : Hirokasu Kore Eda est un réalisateur japonais, né en 1962 à Tokyo. Diplômé de l’Université de Waseda, il rejoint la compagnie TV Man Union au début des années 90, compagnie pour laquelle il réalise de nombreux documentaires dont « But… » et « Another Education« . Dans ses premiers travaux, il aborde surtout le thème de la mémoire, avec notamment le remarqué « Without memory » (1994). En 1995, il réalise son premier long métrage de fiction, Maborosi, qui reçoit le Prix Osella d’Or au Festival de Venise. Suivent Après la vie (1998), réflexion sur le passé et la mort, puis Distance (2001), présenté en Compétition à Cannes. Il revient sur la Croisette en 2004, et à nouveau en Compétition, avec Nobody knows, où il conte le terrible quotidien d’enfants livrés à eux-mêmes. Cette œuvre vaut à son jeune acteur de 14 ans le Prix d’interprétation. En 2009, Kore-Eda réalise un nouveau film, Still Walking, qui aborde le thème du deuil au sein d’une famille japonaise. En 2009, il réalise une adaptation du manga fantastique de Yoshiie Goda, « The Pneumatic Figure of a girl« . Il tente ensuite une incursion à la télévision et dans le clip vidéo. Il revient au cinéma et aux histoires de familles en 2012, avec un nouveau long-métrage, I Wish nos vœux secrets. L’année suivante, le cinéaste met en scène Tel père, tel fils, Prix du Jury au Festival de Cannes. En 2015, Kore-eda reste toujours dans le thème de la famille avec Notre petite sœur. Cette thématique de la famille, très chère au cinéaste, est aussi présente dans son film suivant, Après la tempête. En 2018, le japonais change de registre pour s’attaquer au thriller judiciaire avec The Third Murder. Avec son film, Une affaire de famille, il revient à son thème favori. Présenté en Compétition officielle à Cannes il a obtenu la Palme d’or.

Résumé : Au retour d’une nouvelle expédition de vol à l’étalage, Osamu et son fils recueillent dans la rue une petite fille qui semble livrée à elle-même. D’abord réticente à l’idée d’abriter l’enfant pour la nuit, la femme d’Osamu accepte de s’occuper d’elle lorsqu‘elle comprend que ses parents la maltraitent. En dépit de leur pauvreté, survivant de petites rapines qui complètent leurs maigres salaires, les membres de cette famille semblent vivre heureux – jusqu’à ce qu’un incident révèle brutalement leurs plus terribles secrets…

Analyse : Avec Une affaire de famille Kore Eda creuse le sillon qui irrigue toute son œuvre, les relations humaines dans le cadre de la famille, l’enfance maltraitée, le Japon d’aujourd’hui, celui que l’on connait peu de l’extérieur. Dans ce film profond, rigoureux, parfois amusant, avec la délicatesse et la pudeur qu’on lui connaît, le réalisateur nous fait entrer dans une famille peu ordinaire, les Shibata. Dès les premières images du film on sait qu’on est face à des personnages très particuliers. Des voleurs à l’étalage, comment est-ce possible au pays du soleil levant ? Avec ce talent qui consiste à prendre doucement le spectateur par la main sans le lâcher, Kore-Eda nous introduit dans une cellule familiale qui nous devient proche, au sein de laquelle on se sent bien. Sa générosité et son empathie envers ses personnages sont communicatives. La première partie du film nous familiarise avec les liens familiaux, vibrants de chaleur, humains et décontractés qui règnent dans cette cellule déphasée. Ils s’entassent dans une petite maison, coincée entre des tours bétonnées, capharnaüm encombré d’objets hétéroclites, récupérés ou volés, mais où chacun semble trouver son petit espace. C’est la grand-mère, protectrice tutélaire du foyer, qui héberge tout ce petit monde qui vit de sa maigre pension et de l’argent qu’elle extorque à son beau-fils. Ils manquent singulièrement de tout, et l’on comprend vite que ces chapardages sont une nécessité. Mais comme souvent chez ceux qui n’ont rien, ils partagent le peu qu’ils ont, n’hésitant pas à recueillir une petite fille dont ils comprennent qu’elle est maltraitée par ses parents et dont la présence sera à l’origine de l’éclatement familial. Ils ont une morale bien à eux, celle des démunis, des perdants de la vie. Un Japon des bas fond, misérable, broyé par la société moderne qui engendre des richesses dont ils sont exclus. La violence de cette société transparaît constamment. L’accidenté du travail qui ne sait s’il sera indemnisé, probablement pas, l’employeur qui demande aux deux employées dont il doit licencier l’une d’elles, de se mettre d’accord et de choisir celle qui partira (comble de la cruauté), le client du peep-show, pauvre être mutique qui ne trouve que dans cet endroit l’affection dont il a besoin, la petite fille maltraitée et quasiment abandonnée par ses parents qui l’enferment sur le balcon en leur absence.  De ce point de vue le regard du réalisateur, grave, sans jugement moral et sans polémique, est terrible. Il s’est inspiré d’une famille qui a été sous le feu de l’actualité. « C’est la colère qui, pour ce film, a été le sentiment moteur, qui m’a incité à adopter un point de vue plus large sur la société» dit-il. Société  que le Japon officiel, lisse et impeccable, ne montre jamais. Cette première partie culmine dans une scène banale d’une famille qui emmène ses enfants pour une journée au bord de la plage. Scène de grande sérénité et de bonheur familial.

Puis, après force repas et discussions de famille, le réalisateur, dans la seconde partie,  s’ingénie à détricoter tout ce que l’apparence nous avait laissé croire, jusqu’à des scènes finales émouvantes et bouleversantes, que ce soit la confession finale de la mère ou la scène du départ en bus du « fils ».  Ce faisant Kore Eda donne tout son sens à son film et pose la question fondamentale : la famille est-elle celle du sang ou celle que l’on se choisit ? (« choisir sa famille cela évite de faux espoirs » dira la grand mère). Il dévoile également une famille dont le passé se révèle particulièrement trouble, qui n’est pas pétrie que de bons sentiments, où le secret de drames anciens bien dissimulés la fait apparaître sous un autre jour, peut-être un peu moins attendrissant. On réalise également que l’argent est un lien très puissant. Mais comment le reprocher à ceux qui n’en ont pas ?

Ce film est l’un des meilleurs de Kore-Eda. On appréciera particulièrement son art des cadrages, son sens du détail, la beauté de la photographie et de la lumière (superbe scène en plongée sur la maison et ses habitants en terrasse lors du feu d’artifice qu’on entend mais qu’ils ne peuvent pas voir), la simplicité et la sensibilité des dialogues, la grâce de sa mise en scène, la direction brillante des acteurs. Le père, Franky Lily, déjà vu dans Tel père tel fils, le fils, Kairi Jyo, la petite fille de cinq ans apeurée et maigrichonne, Miyu Sasaky,  la mère, talentueuse Sakura Andô, et la grand-mère, la merveilleuse Kiki Kirin, actrice fétiche de Kore Eda, vue en particulier dans Les Délices de Tokyo de Naomi Kawase, disparue en septembre dernier. Une Palme d’or amplement méritée.

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