Toute la beauté et le sang versé

Autrice : Laura Poitras est née en 1964 à Boston. Elle se forme à l’Art Institute de San Francisco et se passionne pour le cinéma expérimental. Par la suite, tout en étudiant la sociologie et les sciences politiques, elle devient réalisatrice, documentariste, journaliste et photographe. C’est une réalisatrice engagée qui, depuis plusieurs années, poursuit un travail critique sur l’Amérique post-11-Septembre. Déjà en 2005 elle réalise un documentaire sur l’occupation américaine en Irak, My Country, My Country qui lui vaut d’être placée sur la liste de surveillance de la Sécurité intérieure des États-Unis, et arrêtée plus de 40 fois à la frontière américaine. En 2011 elle commence la réalisation d’un documentaire sur la surveillance de masse dévoilée par Edward Snowden, Citizenfour (Oscar du meilleur documentaire en 2015). Elle dénonce inlassablement la radicalisation sécuritaire de son pays, notamment à Guantanamo, The Oath (2010). Risk (2016) est un documentaire sur Julian Assange. Toute la beauté et le sang versé nommé aux Oscars, a obtenu le Lion d’or à Venise 2022.

Résumé : Documentaire sur Nan Goldin, immense artiste, qui a révolutionné l’art de la photographie. Elle est aussi une activiste infatigable, qui, depuis des années, se bat contre la famille Sackler, responsable de la crise des opiacés aux États Unis et dans le monde, dont elle a été elle-même victime.

Analyse : Un magnifique portrait d’une femme libre, artiste et militante. Le film suit deux pistes. D’une part la vie de militante de Nan Goldin, fondatrice de l’association PAIN (Prescription Addiction Intervention Now) qui lutte pour la prévention des overdoses, avec en ligne de mire la famille milliardaire Sackler, propriétaire d’un groupe pharmaceutique dont le laboratoire Purdue Pharma a mis sur le marché un puissant anti douleur à base d’opioïdes, l’OxyContin, qui a provoqué l’addiction de milliers de personnes à la drogue et la mort de plus de 500 000. Scandale sanitaire dont les Sackler étaient parfaitement conscients et que les autorités américaines, en plein déni, ont ignoré. Le film commence par une scène choc. Des dizaines de militants et militantes, dont Nan Goldin, font irruption au Metropolitan Museum de New-York, pratiquent un die-in, manifestation au cours de laquelle les participant.e.s gisent au sol comme mort.e.s, et lancent des centaines de flacon d’OxyContin au sol. Cette famille, qui n’a jamais été inquiétée sur le plan pénal a longtemps pratiqué de l’« artwashing », pour se dédouaner des milliers de mort que leur cupidité a provoqué, en arrosant généreusement de nombreux musées dans le monde, notamment le Metropolitan Museum of Art et le Guggenheim de New York, la National Gallery de Londres, ou le Louvre à Paris. Le collectif PAIN et Nan Goldin ont fait des manifestations dans tous ces pays pour exiger que les institutions culturelles n’acceptent plus d’argent de ces mécènes criminels et le retrait de leur nom qui figurait sur des plaques de remerciements ou au fronton de certaines salles. De ce point de vue la mobilisation a été une réussite. 

Le récit lève également le voile sur son intimité qu’elle révèle en voix off avec son timbre chaud et grave, depuis son enfance entre un père indifférent et une mère qui ne sait pas aimer. Surtout, l’évènement fondateur de sa personnalité, la mort de sa sœur ainée, Barbara, placée dans un hôpital psychiatrique pour s’être révoltée contre le puritanisme des années 50 et dont elle apprendra plus tard qu’elle s’était suicidée. Elle a été elle-même victime de l’OxyContin, a connu la drogue, la prostitution avec la violence du patriarcat. C’est une femme profondément libre, anticonformiste, fascinée par la contre-culture queer et la communauté LGBT ; elle a vécu dans l’underground à Boston puis New-York et pratiqué une vie sexuelle sans tabou se revendiquant bisexuelle. Elle fustige l’hypocrisie de cette société américaine des années 80 qui laisse, dans un total déni, mourir du sida toute une jeunesse, dont nombre de ses amis, qui laisse mourir des milliers de gens par overdose pour protéger les intérêts financiers d’un groupe pharmaceutique. Une révolte qui a un sens éminemment politique, comme son exposition Witnesses : Against Our Vanishing sur le sida. C’est une rebelle, une lanceuse d’alerte, qui  résiste par l’image. Cette vie marginale a nourri son œuvre. Elle est rapidement devenue une photographe très connue, au-delà des frontières de son pays, car elle a montré sans tabou et crument les marginaux, ceux que la société ne veut pas voir, les drogué.e.s, les travailleurs et travailleuses du sexe, bousculant les codes de la photographie glamour de l’époque. Les deux pistes du film ne pouvaient que se rejoindre car l’art est par essence contestation.  

Ce film est né d’une grande complicité entre Nan Goldin et Laura Poitras, elle-même en rébellion contre les dérives de la société américaine. La réalisatrice a nourri son propos des diaporamas de Goldin, sortes de petits films qui donnent encore plus de puissance à sa révolte, notamment The Ballad of Sexual Dependency. Le film s’achève sur une scène impressionnante consacrée à une audience du tribunal en vidéo où les membres de la famille Satcher sont contraints d’écouter les témoignages terribles, émouvants et révoltants des familles des victimes de leur poison. Cet extraordinaire documentaire a obtenu un Lion d’or à Venise 2022 bien mérité, face à des films de l’envergure de Tár ou Les Banshees d’Inisherin.

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