LES BIENHEUREUX

Auteur : Sofia Djama est née à Oran en 1982. En 1999, elle se rend à Alger pour mener des études de lettres et de langues étrangères1, ville dans laquelle elle s’installe. Elle travaille ensuite dans le domaine de la publicité et écrit parallèlement des nouvelles. D’un de ses récits elle tirera son court métrage Mollement, un samedi matin, l’histoire d’un violeur en panne d’érection. Ce premier court-métrage est diffusé en 2012, et reçoit un bon accueil. Il est doublement primé au Festival international du court métrage de Clermont-Ferrand (prix de l’ACSE et prix ex-aequo de la meilleure première œuvre de fiction (S.A.C.D)), et présenté dans de nombreux autres festivals. Il est retenu également par des chaînes de télévision telles que ARTE, Ciné+, France Télévision, la RTBF ou encore TV5 Monde. En 2015, elle soutient une jeune fille refusée à l’accès à l’Université pour une jupe jugée trop courte, en créant une page Facebook spécifique : #Ma Dignité n’est pas dans la longueur de ma jupe. En 2017, elle sort son premier long métrage, Les Bienheureux, retenu en compétition officielle à la Mostra de Venise. Le Prix de la meilleure actrice dans la section Orrizonti est attribué à sa jeune interprète Lyna Khoudri. Avant même le palmarès officiel, la cinéaste avait remporté deux récompenses dans le cadre de ce festival international : le Brian Award, qui récompense un film défendant les valeurs de respect des droits humains, de la démocratie, du pluralisme, de la liberté de penser, et le prix Lina Mangiacapre, du nom de la figure radicale du féminisme napolitain et italien, destiné à une œuvre qui change les représentations, et les images des femmes au cinéma. Elle a également reçu pour ce film le prix de la meilleure réalisatrice au festival de Dubaï

Résumé : Alger, 2008. Quelques années après la guerre civile, deux générations tentent toujours de se reconstruire. Amal et Samir vont fêter leur vingtième anniversaire de mariage au restaurant. C’est l’occasion pour eux de faire le point sur l’Algérie actuelle et sur leur couple. Au même moment Fahim, leur fils, et ses amis errent dans une Alger dont ils s’accommodent.

Analyse : Le printemps du cinéma algérien est bien arrivé et avec une hirondelle qui est une femme ! Un cinéma qui se penche sur les maux d’une société qui a été terriblement meurtrie, comme c’est le cas du cinéma des pays qui sortent d’une dictature, cinéma chilien ou argentin.

Dans ce film choral qui se situe en 2008 la réalisatrice suit plusieurs personnages dont la vie s’entremêle, qui ont en commun des liens d’amitié ou de famille mais certes pas la mémoire. De sorte que nous avons deux visions de l’Algérie actuelle. D’un côté les adultes, désabusés par le devenir de leur pays qui n’est pas celui dont ils avaient rêvé dans leurs aspirations démocratiques. Ils ont vécu les années sanglantes et comme dans En attendant les hirondelles le traumatisme est encore là dans une société déstabilisée et malade de son passé. Samir, médecin gynécologue, veut croire en l’avenir de son pays mais Amal, sa femme universitaire, est plus réaliste plus lucide et donc beaucoup plus pessimiste. En 1988 ils étaient jeunes. Ils avaient cru à un idéal de démocratie pour leur pays et en un possible changement. C’était aussi l’année de leur mariage dont ils veulent fêter l’anniversaire des vingt ans. Mais le constat d’Amal est amer. Après la décennie de terreur qu’elle n’a pas oubliée, la société algérienne est certes apaisée mais elle sombre dans un conservatisme religieux qui méprise la femme avec une police qui abuse de son pouvoir. Contrairement à son mari elle veut que leur fils quitte l’Algérie pour trouver en Europe une vie meilleure. Dans cette société convalescente ils reviennent toujours sur les mêmes questions, ceux qui sont partis, ceux qui sont restés et ceux qui aspirent au départ, au point qu’un apéritif entre amis fait fuser des propos amers et pleins de rancœur. Cet enfermement de la société algérienne sur ses blessures et l’absence d’espoir est très bien rendu par la réalisatrice qui filme cette génération dans des cadres fermés, une voiture, un salon, l’intimité d’un tête à tête à la table d’un restaurant.

D’un autre côté, autre vison de l’Algérie, la réalisatrice suit des jeunes, le fils du couple, Fahim et ses amis Feriel et Reda. Ici l’ambiance est toute autre. Ces jeunes ne contestent pas la société dans laquelle ils vivent mais ils font avec, se créant des espaces de liberté ou l’alcool et la drogue aident à tuer l’ennui, sans pour autant rejeter la tradition. Reda par exemple est en plein délire mystique jusqu’à vouloir se faire tatouer dans le dos une sourate du Coran et écoute du taqwacore, mélange surprenant de musique punk et de religiosité. Il boit et fume du shit. Ce sont eux les bienheureux, eux qui ne portent pas le poids de ce terrible passé et qui croient en l’avenir. Mais on sent néanmoins que sournoisement l’intégrisme n’est pas loin.

La réalisatrice donne la part belle aux femmes qu’elle filme avec tendresse et empathie ; on peut dire que son film est en ce sens est très féministe. Chez les adultes c’est Amal qui est la porte parole distinguée de la révolte face aux déceptions et désillusions de l’Algérie actuelle. Chez les jeunes c’est Feriel la jeune amie de Fahim, admirablement interprétée par la jeune Lyna Khoudri. On est surpris par sa liberté d’esprit et de mœurs, son indépendance qu’elle défend avec conviction, son côté frondeur et sensuel, sa vivacité et son cynisme. Sa féminité affirmée représente l’espoir dans cette Algérie qui panse ses blessures mais qui, même plombée par son passé et ses difficultés actuelles, est délibérément tournée vers l’avenir. Il est à noter qu’aucune femme dans le film ne porte le voile, que leur manière de vivre est très occidentale et que la réalisatrice n’hésite pas à filmer un corps de femme nu, certes à travers un rideau de douche.

Un autre aspect important du film est la ville. On part à sa découverte avec Sofia Djama qui nous la montre sous tous ses aspects en nous entraînant dans le dédale de ses petites ruelles, au fond de squats où se réunissent les jeunes aussi bien que sur une terrasse d’où l’on surplombe Alger la blanche, majestueuse.

Avec un regard tendre, empathique mais sombre, la réalisatrice nous donne un film puissant, à la mise en scène dynamique, qui rend hommage à ceux qui ont lutté pour une société démocratique, contre l’extrémisme.

 

 

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