Auteur : Elia Suleiman, né en 1960 à Nazareth, est un réalisateur, scénariste et acteur chrétien arabe israélien qui se considère comme palestinien malgré son passeport israélien. Entre 1982-1993 il vit à New York où il réalise deux courts métrages : Hommage par assassinat et Introduction à la fin d’un argument, qui montre la représentation des Arabes à la télévision et dans le cinéma hollywoodien, qui lui valent plusieurs récompenses. En 1994, il déménage à Jérusalem où la Commission européenne le charge de créer un département Cinéma et Média à l’Université de Bir Zeit. En 1996 il réalise Chronique d’une disparition, son premier long métrage traitant de l’identité palestinienne, présenté à la Mostra de Venise. Il est surtout connu pour son second film sorti en 2002, Intervention divine, qui est une critique ironique de l’absurdité de la situation géopolitique en Palestine et qui a remporté le Prix du Jury au Festival de Cannes. Son troisième long métrage, Le temps qui reste, est présenté en sélection officielle au Festival de Cannes 2009. It Must Be Heaven présenté en sélection officielle au Festival de Cannes 2019 a remporté une mention spéciale du jury et le prix FIPRESCI.
Résumé : Elia Suleiman quitte la Palestine à la recherche d’une nouvelle terre d’accueil. Aussi loin qu’il voyage, de Paris à New York, quelque chose lui rappelle la comédie de l’absurde de sa patrie. Il accentue le burlesque des situations, les travers de chaque culture, et se pose une question fondamentale : où peut-on se sentir » chez soi » ?
Analyse : Après dix ans de silence, Elia Suleiman reprend la caméra pour notre plus grand plaisir. Il n’a rien perdu de sa verve, de son habileté à épingler les travers et la folie de notre monde actuel en leur donnant un sens comique parfois grinçant, dérisoire et d’une grande mélancolie. Dans ce dernier ouvrage, la Palestine est encore très présente et, en filigrane, les problèmes de cette partie du monde qui progressivement a cessé d’exister. Elia Suleiman a un parcours peu banal. Né à Nazareth, palestinien, arabe et chrétien, il réussit à prendre suffisamment de recul pour filmer l’absurdité du monde dans lequel il a vécu. Son pays lui colle à la peau et il le retrouve partout où il essaye de s’exiler. « Ce n’est plus la Palestine qui est un microcosme du monde, c’est le monde qui est devenu un microcosme de la Palestine ». Son film, dans lequel il est l’acteur principal, silhouette du candide au panama de paille, se déroule en trois phases. Le film s’ouvre, à Nazareth, sur une procession religieuse avec chants liturgiques et bougies, qui s’arrête dans l’église devant une porte qui doit normalement s’ouvrir. Mais elle ne s’ouvre pas et sur l’injonction de l’évêque « si vous n’ouvrez pas cette porte je vais tous vous massacrer », les gardiens fortement alcoolisés refusent d’ouvrir « même si Dieu lui-même descend, nous n’ouvrirons pas ». L’évêque ôtant toute dignité défonce une porte latérale et après le bruit de quelques claques bien distribuées, ouvre enfin cette porte. Le ton est donné. De son balcon Elia Suleiman voit son voisin voler ses citrons, arroser son jardin, comme s’il était chez lui ; métaphore sans doute de l’occupation des colons israéliens. Le gag se reproduit plusieurs fois, jusqu’au jour où il décide de partir. Paris d’abord où il rencontre un producteur pour réaliser son film, joué par Vincent Maraval (un des fondateurs de Wild Bunch qui a produit le film), qui lui refuse son aide car son film n’est « pas assez palestinien » ! Les gags se poursuivent dans lesquels le réalisateur stigmatise les travers de la société française. D’une terrasse de café il mate les fameuses jambes des françaises, des policiers en rollers ou gyropode exécutant de curieux ballets ou mesurant la taille réglementaire d’une terrasse de café. Dans un Paris désert il voit des chars traverser la rue, des hélicoptères dans le ciel, jusqu’au moment où l’on réalise que c’est pour le 14 juillet. Un jeu féroce au jardin du Luxembourg pour garder ou trouver une chaise libre. Le cocasse se poursuit pire encore à New York avec un défilé de monstres (un soir d’Halloween), des policiers qui poursuivent une Femen qui a inscrit sur son torse Free Palestine, des enfants et des adultes, en promenade ou dans les magasins, armés jusqu’aux dents et même avec des lance-roquettes. Au passage il souligne volontiers l’impérialisme de la langue anglaise.
Ce qui est remarquable dans ce film c’est qu’il est quasiment muet. Seuls les yeux écarquillés de l’homme au chapeau ou quelques haussements de sourcils en disent bien plus long qu’un discours. Ce film fait bien évidement penser à Jacques Tati qui a su si bien exploiter l’absurde des situations, mais également à Buster Keaton (Elia Suleiman est surnommé le Buster Keaton palestinien) car comme lui il est imperturbable et impénétrable. On y retrouve la poésie d’un Pierre Étaix, ou la dénonciation politique par l’absurde d’un Charlie Chaplin. Notre observateur prend son temps à regarder, jauger, évaluer avec son regard tendre et triste. Il alterne de longs plans fixes sur son visage qui arrive parfois à sourire, notamment lors d’un étonnant dialogue muet avec un piaf parisien. Les cadrages extrêmement travaillés, parfaitement symétriques, d’une grande sobriété, accentuent l’effet comique. La réalité est réinventée à l’aune de l’extraordinaire et de la poésie ordinaire. Un conte burlesque, drôle et mélancolique, un grand film.