La vie invisible d’Euridice Gusmao

Auteur : Karim Aïnouz, né en 1966, est un réalisateur et scénariste brésilien. Après des études d’architecture à Brasilia, il suit la formation en théorie du cinéma de l’Université de New York, puis celle de critique avec le programme du Whitney Museum. A partir des années 90, il réalise plusieurs courts métrages et documentaires sélectionnés dans de multiples Festivals internationaux. Parallèlement il travaille comme assistant réalisateur (Poison de Todd Haynes, 1991) et scénariste (Avril brisé, de Walter Salles 2002). En 2002, il signe son premier long métrage, Madame Satà, sélectionné à Cannes dans Un certain regard, qui explore la figure mythique de Joao Francisco dos Santos, un bandit noir et homosexuel du début du XXe siècle à Rio. Il a réalisé onze longs métrages pour lesquels il a obtenu quatorze prix internationaux. La vie invisible d’Euridice Gusmào a obtenu le Prix Un certain regard au festival de Cannes 2019.

Résumé : Rio de Janeiro, 1950. Euridice, 18 ans, et Guida, 20 ans, sont deux sœurs inséparables. Elles vivent chez leurs parents et rêvent, l’une d’une carrière de pianiste, l’autre du grand amour. A cause de leur père, les deux sœurs vont être brutalement éloignées l’une de l’autre. Elles mèneront des existences séparées sans jamais renoncer à se retrouver.

Analyse : C’est un film féministe, une ode à toutes les femmes frustrées, bâillonnées, massacrées par un patriarcat obtus et imbécile, une ode à nos grand-mères et pour certains ou certaines d’entre vous à nos mères. Guida et Euridice sont des femmes de caractère, dynamiques, intelligentes, pleines de vie et de projets, très complices. Dans un style très différent. Guida, l’aînée est belle, sensuelle, amoureuse, aventureuse, éprise de liberté, prête à vivre un amour qui lui permettra de fuir sa famille et même son pays. Euridice est plus posée, artiste dans l’âme, elle rêve de devenir la grande pianiste qu’elle sent en elle, de partir passer un concours à Vienne qui consacrera son talent. Mais c’est sans compter sur leur père borné, sûr de la place qui doit être celle d’une femme, au foyer à élever ses enfants et à servir son mari, sans pouvoir compter sur leur mère, aimante mais soumise et passive. Par un mensonge révoltant ce père, qui se pense déshonoré, sépare les deux sœurs, provoquant une blessure qu’elles porteront en elles toute leur vie.

Ce film, adapté du roman éponyme de Martha Batalha paru en 2015, qui situe l’intrigue dans les années 50 à Rio de Janeiro, semble raconter une vieille histoire de misogynie dépassée. Certes la condition féminine a fait de grands progrès dans notre monde occidental contemporain et les femmes, grâce leur soit rendue, choisissent majoritairement leur vie et leur partenaire. Mais est-ce une image du passé ? N’y a-t-il pas la même réalité actuellement sous nos latitudes ? Combien de mariages forcés, de victimes du patriarcat et d’un machisme primaire en France, sans parler évidemment de certains pays dans le monde ? L’actualité nous incite à un optimisme très modéré. C’est ce que dénonce Karim Aïnouz, face aux propos sexistes d’un Bolsonaro, rétrogrades et humiliants pour les femmes. Fils d’une mère célibataire le réalisateur a vécu dans sa chair l’humiliation constante et l’ostracisme infligés à sa mère qui n’avait pas de mari à exhiber censé la protéger et la guider dans la vie. 

Le sort de ces deux sœurs est pathétique. Se cherchant sans cesse, s’imaginant mutuellement dans un autre monde alors qu’elles sont dans la même ville, elles mènent deux vies en parallèle, très différentes en apparence. Guida, chassée par son père trouvera refuse auprès d’une prostituée au grand cœur qui l’aidera à élever son enfant ; elle vit de petits boulots et de prostitution occasionnelle. Euridice a toujours son rêve de devenir pianiste. Mais son père, pour mettre fin à ce rêve, a arrangé son mariage avec le fils d’un de ses fournisseurs, Antenor. Elle vit sans soucis financiers avec un mari qui l’aime mais qui a les mêmes conceptions que son père. Il n’est pas envisageable qu’elle passe des concours (pourquoi faire ?) ni qu’elle refuse ses assauts libidineux. Les scènes de sexe dans le film sont crues et d’une grande force. Toutes montrent la violence du plaisir de l’homme qui s’impose et son indifférence à l’insatisfaction de sa partenaire. Les scènes de la nuit de noce sont particulièrement catastrophiques. Euridice subira les maternités et sera totalement frustrée dans une vie de femme au foyer qu’elle ne voulait pas. La vie d’Euridice se reflète dans celle de Guida. Ce qui amène à se demander si les deux sœurs ont des vies très différentes. Quelle différence au fond entre une prostituée et une femme mariée sans véritable consentement, forcée de remplir le « devoir conjugal », entretenue au foyer pour servir un homme et assurer sa descendance ?  

Ce film est un mélodrame familial ample et déchirant, puissant et engagé, d’une infinie tristesse, à la mise en scène sobre et toujours juste. D’une grande beauté également par la belle lumière de sa photographie, signée Hélène Louvart, granuleuse et chaude qui nous fait palper l’atmosphère humide tropicale du Brésil, ses couleurs criardes à la limite du bon goût. Il est magnifiquement servi par deux actrices exceptionnelles, Carol Duarte (Euridice) et Julia Stockler (Guida). Un film à voir.

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