Histoire d’un regard

Autrice : Mariana Otero, née en 1963, est une actrice, réalisatrice, directrice de la photo française. Elle entre en 1985 à l’Institut des hautes études cinématographiques dont elle sort diplômée en 1988. Elle réalise en 1994 pour Arte une série de six documentaires de 22 minutes, La loi du collège. Après d’autres documentaires pour la télévision qui ont reçu plusieurs prix, elle met en scène en 2003 Histoire d’un secret, film à mi-chemin entre le documentaire et la fiction dans lequel elle s’interroge sur la disparition de sa mère, la peintre Clotilde Vautier, alors qu’elle n’était qu’une enfant. Pour la première fois, elle obtient les honneurs d’une distribution dans les salles françaises. En 2010 elle réalise son second long métrage Entre nos mains, où les ouvrières tentent de sauver leur usine, qui est présenté au Festival de Cannes 2010 dans la sélection de l’ACID. Puis en 2014 À ciel ouvert où elle s’immerge dans un institut pour enfants psychotiques. En 2017, elle réalise L’Assemblée, film-témoignage sur le mouvement Nuit debout, qui, pendant 3 mois en 2016, a animé la place de la République à Paris.

Résumé : Gilles Caron, alors qu’il est au sommet d’une carrière de photojournaliste fulgurante, disparaît brutalement au Cambodge en 1970. Il a tout juste 30 ans. En l’espace de 6 ans, il a été l’un des témoins majeurs de son époque, couvrant la plupart des grands conflits du monde. Lorsque la réalisatrice Mariana Otero découvre le travail de Gilles Caron, elle se plonge dans les 100 000 clichés du photoreporter pour lui redonner une présence et raconter l’histoire de son regard si singulier.

Analyse : En entrant dans le travail et le regard du photoreporter Gilles Caron la réalisatrice Mariana Otero nous donne un documentaire d’une rare intensité émotionnelle. Tout est parti d’un gros livre sur le travail photographique de Gilles Caron offert par un ami à Mariana Otero. Une photo de deux petites filles à bonnet fait écho, chez la réalisatrice, au dessin que sa mère peintre a fait d’elle et sa sœur, même regard, même bonnet, avant de disparaitre prématurément, comme le reporter photographe. Ce retour sur son propre passé l’amène à s’intéresser au travail du photographe. D’autant que beaucoup des photos exposées sont connues, sauf que l’on a oublié leur auteur. La documentariste commence un travail minutieux, exploitant plus de 300 000 photos, non pour faire un banal biopic, mais pour réécrire l’histoire de cet homme à travers ses six ans de vie professionnelle, particulièrement pendant sa présence sur tous les fronts des guerres qui agitèrent le monde entre 1966 et 1970. Comme si elle allait à la rencontre d’elle-même elle entraine le spectateur dans le travail de ce génie oublié, dans le récit de sa démarche créative. Mais surtout dans son regard unique qui a si bien su capter le regard des autres qui subjugue dans ce contexte de guerre. Caron a photographié des individus qui n’illustrent pas l’évènement qu’ils vivent, mais des personnalités qui ont un corps, une individualité, un visage, qui nous font vivre l’intensité du moment. 

Témoin privilégié il a, dans sa si courte carrière, couvert pour les plus grands magazines  les principaux conflits, la guerre des Six Jours où Caron entre dans Jérusalem avec l’armée israélienne, mai 68 où il réussit le cliché célèbre de Daniel Cohn-Bendit toisant un CRS, le conflit nord-irlandais, la guerre du Vietnam où il documente la terrible bataille de Dak To, la guerre civile au Tibesti (Tchad) où il est fait prisonnier avec Raymond Depardon son compagnon de route, celle du Biafra qui affame la population où les corps décharnés de ces enfants morts de faim l’amènent à s’interroger sur sa profession, ou encore celle du Cambodge dont il ne reviendra pas.

La force du documentaire tient dans la passion avec laquelle la réalisatrice a suivi physiquement ou sur des cartes le parcours exact du photographe, imaginant comment il s’est positionné, sa manière incroyable de s’introduire dans l’événement, comment il n’hésite pas à quitter la scène pour avoir l’angle de vue où il sent qu’il va se passer quelque chose, réalisant les clichés qui ont fait date. Par la force et la finesse du montage du film on a l’impression de le voir se déplacer, sautiller d’un endroit à un autre, être au plus près des gens, au bon endroit au bon moment. Mariana Otero ne le connaissait pas, mais il lui est devenu familier, car ils partagent le même regard sur la beauté d’un réel qui peut être tragique. Tellement proche qu’elle le tutoie dans une voix off d’un beau phrasé qui nous parle, toujours à partir de ses photos, d’un Gilles Caron qu’elle sort de l’ombre, lui le beau personnage si discret qui n’avait rien d’un baroudeur mais qui avait la passion de son métier à travers une âme d’artiste.

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