La nuit des rois

Auteur : Philippe Lacôte est un réalisateur et producteur de films documentaires et de fictions, franco-ivoirien. Il est né et a grandi à Abidjan. Sa mère est l’une des créatrices du Front Populaire Ivoirien de Laurent Gbagbo et a été incarcérée à la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (MACA). Il fait ses études supérieurs de linguistique à l‘Université de Toulouse. De 1989 à 1992 il est chroniqueur à Radio FMR et réalise une série de portraits sonores sur la chute du mur de Berlin. Il entre ensuite à RADIO France. Il se tourne vers le cinéma comme projectionniste et assistant à la programmation. Il réalise en 1993 un premier court métrage, Somnambule, puis quelques autres. À partir de 1998, il intègre la structure ATRIA à Paris, point de rencontre et escale technique pour de nombreux réalisateurs africains et du sud. Il réalise Le Passeur (2004) qui est sélectionné au festival international de Rotterdam. La même année il met en scène, avec Delphine Jaquet et Denis Lavant, Le Journal d’Andréï Tarkovski. Il réalise ensuite un documentaire Chroniques de guerre en Côte d’Ivoire (2008). En 2014, son premier long-métrage de fiction RUN, premier prix du Jerusalem Film Lab, fait partie des 15 projets retenus par la Cinéfondation du Festival de Cannes. Le film est sélectionné au 67èmefestival de Cannes dans la section Un certain regard. La Nuit des rois (2020) est sélectionné à la Mostra de Venise en sélection Orizzonti et au Festival international du film de Toronto. 

Interprètes : Roman (Koné Bakary), Barbe Noire (Steve Tientcheu), Soni (Rasmané Ouedraogo), Nivaquine (Issaka Sawadogo), Demi-Fou (Digbeu Jean Cyrille), La Reine (Laetitia Ky), Toc Toc (Denis Lavant).

Résumé : La MACA d’Abidjan est une prison en Côte d’Ivoire où les détenus font la loi. Le chef des détenus, Barbe Noire, est vieillissant et malade. Pour conserver son pouvoir, il renoue avec le rituel de « Roman », qui consiste à obliger un prisonnier à raconter des histoires durant toute une nuit.

Analyse : Toute la magie de l’Afrique est dans ce second long métrage du franco-ivoirien Philippe Lacôte. Les histoires que racontent les griots qui à partir de faits réels enjolivent, embellissent, dramatisent la réalité pour accrocher leur auditoire et frapper le public. Les danses, les chants, omniprésents dans la société africaine où tout évènement est l’occasion de le vivre en musique et en mouvement. Mais le contexte est ici très particulier. Nous sommes dans la prison de MACA, encerclée par la forêt vierge, à quelques encablures d’Abidjan, la plus peuplée d’Afrique de l’Ouest, la seule prison au monde gérée par les détenus. La société carcérale est organisée comme un État avec un chef à sa tête et des lieutenants qui le secondent. Dans les lois de cette prison le chef, le dangoro, qui a droit de vie et de mort sur les détenus, doit rester au pouvoir jusqu’à ce que la maladie l’empêche de continuer à régner. Il doit alors se suicider pour laisser la place. Barbe Noire est malade et sent la fin proche. Pour ralentir le moment inéluctable il fait renaître une vielle tradition : au moment de la lune rouge un détenu doit raconter une histoire toute la nuit s’il veut la vie sauve. Un jeune détenu vient d’arriver et c’est la nuit de la lune rouge. Barbe Noire le désigne en l’appelant Roman. Chaque détenu est affublé d’un surnom qui lui donne une place particulière ; il y a Toc Toc, le fou qui se promène avec une poule sur les épaules (Denis Lavant), Lame de rasoir, l’égorgeur, Nivaquine, Demi fou etc… Dans cette Cour des Miracles sur laquelle les gardiens n’ont d’autre autorité que de tirer sur les prisonniers, Roman est amené sur un podium, très attendu par les autres. Paniqué, hésitant, pensant qu’il n’y arrivera pas, il se souvient que sa grande tante était une conteuse griotte. Il commence alors l’histoire de Zama King qu’il a côtoyé depuis sa jeunesse, caïd d’un gang célèbre à Abidjan, le gang des microbes, qui a fini lynché et brulé vif par la population, et qui est bien connu des codétenus. Au fur et à mesure de l’avancée du récit Roman prend plus d’assurance jusqu’à devenir un véritable conteur. La vie de Zama King est réinventée, devient une légende, dans laquelle le réalisme se mêle au fantastique, au mythe, à la magie. Le public réagit en chantant en groupe les hauts faits de Zama King, en mimant le récit par des danses qui l’amènent dans un état de quasi-transe. C’est l’occasion pour le cinéaste de quitter cet univers clos oppressant, sombre et sordide, pour filmer la lumière extérieure, la campagne où se sont déroulés les épisodes de la vie de Zama. Ces allers-retours entre l’extérieur et la prison sont une respiration nécessaire pour le spectateur.

Malgré le désordre apparent qui règne dans cet univers et qui a donné à certains l’impression d’un récit mal structuré, mal mené, la mise en scène et le scénario sont parfaitement structurés, d’une théâtralité, d’une puissance et d’une beauté époustouflantes. Pour apprécier ce récit qui sacralise l’art de conter, il faut oublier notre rationalité occidentale et se laisser envouter par cette part de l’Afrique où la beauté de l’imaginaire prend le pas sur la réalité. 

Comme toujours chez le réalisateur, la vie politique de son pays n’est jamais loin. Les nombreux évènements qui égrènent la nuit ont une résonnance avec la situation politique de la Côte d’Ivoire. L’éviction de Laurent Gbagbo y est d’ailleurs expressément relatée.

Un film puissant qui ne peut laisser indifférent.

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