Les Amants sacrifiés

Auteur : Kiyoshi Kurosawa est né en 1955 à Kobe, au Japon. Cinéaste phare d’une nouvelle génération succédant à « la nouvelle vague japonaise », il a fait ses débuts derrière la caméra en réalisant une dizaine de petits films,de 1974 à 1983. C’est grâce au triomphe de son moyen-métrage Shigarami que le metteur en scène acquiert une réputation dans le milieu du cinéma. En 1983 il tourne un premier long métrage qui a peu de succès et n’arrive pas à financer son second. Il devient alors enseignant à l’université où il forme toute une génération de cinéastes. En 1989 il s’essaye au thriller fantastique et c’est là qu’il trouve sa voie avec un certain succès. En 1997 son film Cure lui ouvre les portes de l’Occident. Suivront plusieurs films qui l’imposent parmi les grands noms du cinéma de la peur. À l’honneur en 2003 à Cannes, avec la sélection du drame Jellyfish, il réalisera plusieurs autres films dont Tokyo Sonata qui obtient le Prix Spécial du Jury à Cannes en 2008. 2015 marque son retour au Festival de Cannes avec Vers l’autre rive où il remporte le Prix de la Mise en Scène Un Certain Regard. Le Japonais pose ensuite sa caméra en France pour tourner Le secret de la chambre noire (2016). Les Amants sacrifiés a obtenu le Lion d’argent du meilleur réalisateur à la Mostra de Venise 2020.

Interprètes : Yù Aoi (Satoko) ; Issey Takahashi (Yusako) ; Masahiro Higashide (Taji).

Résumé : Kobe, 1941. Yusaku et sa femme Satoko vivent comme un couple moderne et épanoui, loin de la tension grandissante entre le Japon et l’Occident. Mais après un voyage en Mandchourie, Yusaku commence à agir étrangement… Au point d’attirer les soupçons de sa femme et des autorités. Que leur cache-t-il ? Et jusqu’où Satoko est-elle prête à aller pour le savoir ?

Analyse : Kiyoshi Kurosawa, à ne pas confondre avec son illustre homonyme, Akira Kurosawa (1910-1998), a délaissé son genre habituel du cinéma fantastique horrifique, pour s’intéresser à un épisode peu glorieux de l’histoire du Japon. Nous sommes pendant la seconde guerre sino-japonaise (1937-1945). Le film relate les agissements de l’unité 731 en Manchourie, une unité de recherche bactériologique qui, sous couvert de prévention des épidémies, inoculait le typhus, la peste ou le choléra à des Chinois faisant plusieurs centaines de milliers de victimes. Partant de ce fait historique, soigneusement occulté par les autorités nippones, Kurosawa lie la grande Histoire à une histoire personnelle, avec un art du suspens, une atmosphère et des rebondissements qui ne sont pas sans rappeler l’univers hitchcockien (Soupçons ou Les Enchainés). Le couple formé par Yusaku et Satoko semble au départ lisse et sans problème. Ils sont élégants, vivent dans l’aisance, la légèreté et le confort. Yusaku parait amoureux de sa femme qu’il fait tourner dans de petits films amateurs qu’il produit ; elle, a un visage d’ange. Mais dès la projection d’un film où elle joue le rôle d’une femme fatale qui réalise un cambriolage et qu’un homme belliqueux finira par tuer, on comprend qu’elle a une personnalité probablement plus complexe. Tout bascule au retour du voyage de Yusako en Manchourie. Il ne semble plus le même et le doute s’installe dans l’esprit de Satoko, soupçonnant une infidélité conjugale, d’autant plus qu’il lui fait part de son désir de partir vers les États-Unis et qu’elle apprend qu’il a pris deux billets. Elle découvre qu’il détient la preuve, par un film, des exactions des japonais en Manchourie et qu’il veut les dénoncer au monde pour que les américains envahissent le Japon. Elle monte tout un stratagème pour l’empêcher de partir, allant jusqu’à le trahir et le faire arrêter par la police, tout en manœuvrant suffisamment habilement pour le récupérer et finalement adopter avec enthousiasme son projet de trahison. Le doute s’installe alors subrepticement chez le spectateur, qui ne sera jamais totalement levé. La grande habileté de la mise en scène et du scénario, conçu avec Ryüsuke Hamaguchi ancien élève de Kurosawa, récemment réalisateur de Drive My Car (Prix du scénario au Festival de Cannes 2021), est que l’on n’est jamais sûr de ce que l’on voit ; que cache le visage angélique de Satoko ? quelle place a dans son cœur ce possible amant particulièrement dangereux ? Son revirement est-il sincère ? Yusako ment-il lorsqu’il nie avoir une maîtresse et affirme n’avoir nullement eu l’intention de partir en Amérique avec elle ? Dissimule-t-il, est-il un traitre ou un héros ?

Les coups de théâtre qui s’enchaînent sont très habilement orchestrés, jusqu’au dernier qui relève d’un machiavélisme sidérant. La sagesse formelle de la mise en scène cache en réalité des abîmes de dissimulations, de trahisons, de duplicité. On ne sait jamais, jusqu’à la toute fin, quel jeu jouent les personnages. A la manière d’un jeu d’échecs qui figure dans le mobilier des époux, certaines configurations suivent les règles et les déplacements de ce jeu, avec un échec final à la reine absolument magistral. Le titre original, La femme de l’espion, a été traduit en français par Les Amants sacrifiés, clin d’œil à l’œuvre de Mizoguchi (Les Amants crucifiés), car on retrouve dans ce mélodrame historique d’espionnage le même sens de la tragédie. Un film fascinant qui n’a pas fini de nous poser des questions

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